tu n'étais pas prêt à être lâché dans la nature.
c'est aujourd'hui, à l'âge de vingt-quatre ans, que tu te rends compte que tu n'es pas plus doué qu'un enfant de douze ans avec le ménage. c'est que tu as toujours eu des domestiques pour le faire pour toi, alors quand il s'agit de se débrouiller seul, c'est une autre paire de manches.
assis sur le banc face à la machine à laver, tu l'observes comme s'il s'agissait d'une machine à voyager dans le temps.
est-ce qu'il y a vraiment des gens qui savent faire marcher ça, sans tuer leurs vêtements ?
parce que non, tu ne comptes pas sacrifier tes fringues, aussi chères (voire plus) que le loyer de certains de tes nouveaux camarades.
tu te redresses fièrement, comme un héros d'un autre temps, et t'approches de nouveau de la machine infernale.
tu ne la laisseras pas vaincre; c'est toi l'homme de la situation.
tu appuies au hasard sur des boutons, tout se met à clignoter, mais rien ne se passe.
le mot « enfer » est bien trop faible.
tu sais pourquoi tu es riche et pourquoi tu préfères te marier pour l'argent plutôt que par amour.
tu ne survivrais pas plus de cinq minutes, dans une vie normale.
святое дерьмо ! (putain de merde) tu gueules, au bord de la crise de nerfs.
heureusement qu'il n'y a personne dans la buanderie, c'est que tu pourrais faire peur comme ça, un peu.

La laverie. Faut bien y passer un jour. Tu n'es pas une grande habituée des machines à laver mais acheter de nouveaux habits juste parce que les autres sont sales n'est pas dans tes idées, même si tu adores le shopping, dans une ville inconnue qui plus est. La seule chose que tu sais sur ces machines, c'est qu'il existe un programme délicat idéal pour tes vêtements de marque. Histoire d'éviter qu'ils rétrécissent par exemple. En te dirigeant vers la laverie, tu entends quelqu'un râler, visiblement en russe. Etant polonaise, tu comprends assez facilement le russe, pour l'avoir étudier plusieurs années. Il est même plus simple pour toi de comprendre et de parler le russe que l'anglais. Question de pratique sans doute.  « need some help ? » Tu te cala contre l'entrée de la buanderie, ton sac de linge sous le bras, un léger sourire aux lèvres. Visiblement, la personne qui vient de jurer doit être encore moins doué que toi avec les machines à laver. Tu t’avances vers une machine libre pour y mettre tes vêtements et lui montrer comment ça marche. Machinalement, tu jettes un œil à la façon dont il est habillé, si c'est le même genre de vêtements qui se trouvent dans la machine, il a tout intérêt à utiliser le fameux programme délicat. « you need to be careful if you don't want to destroy your clothes » Même si tu te doutes qu'il doit largement avoir les moyens de s'acheter de nouvelles fringues. Une fois tes vêtements et la lessive dans la machine, tu lances le programme. C'est parti pour 40 minutes de lavage. Génial. Mais au moins, tu as un peu de compagnie et c'est la raison pour laquelle tu décides de te présenter. « I'm Andreja » Quitte à partager 40 minutes avec quelqu'un, autant qu'il sache au moins comment tu t'appelles.

 « need some help ? » la phrase que tu ne pensais jamais entendre.
tu te retournes lentement pour regarder la jeune femme entrer. elle a l'air de se moquer gentimment de toi, et juste parce que c'est le début du séjour tu décides de ne pas en faire cas.
avant de te faire des ennemis, tu préfères te faire des amis. d'autant plus qu'elle semble bien habillée, qu'elle est jolie, et que c'est tout à fait le genre de fille avec qui traînes un peu habituellement.
tu observes ses propres gestes sur la machine d'à côté, cherches du regard le « programme délicat ». ça doit ce bouton là. tu espères.
 « thank you, you saved my clothes. » tu réponds en riant, avant de te laisser retomber sur le banc pour regarder ton linge tourner dans la machine à laver, hypnotisé.
tu pries pour qu'elle ne se soit pas trompée. elle risque de le regretter amèrement, autrement.
 «  i'm asmund. you come from poland, right ? you've got the same accent than my mother. » bien qu'elle s'exprime en un russe parfait, ta mère a gardé son accent polonais.
tu te délectais – avant qu'elle ne devienne qu'une personne parmi tant d'autres dans ta vie après t'avoir forcé à te marier à la première venue – jusqu'alors des douces nuances de sa voix qui berçait tes nuits solitaires.
 «  do you live in the residence ? » tu demandes encore, en lui jetant un bref coup d'oeil. tu n'es pas très locace d'habitude, mais l'idée de passer 40mn à fixer la machine à laver dans le silence n'est pas très réjouissant. autant poser quelques questions, discuter vite fait, des choses comme ça.
comme ça, la prochaine fois, elle sauvera peut-être encore ton linge sale.